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L'automne éclaté

Roman autobiographique

1990

Inédit

Présentation

Cette année-là, à la rentrée scolaire, au moment de prendre la plume pour imaginer un nouveau roman à présenter aux concours des ALF fin décembre, j’ai eu la douleur de perdre mon père, décédé subitement le 5 septembre.

Je n’avais que lui en tête, je ne pouvais pas me perdre dans une fiction, j’ai écrit ce je vivais. Comment sa mort l’a fait revivre pour moi, comment il m’a fait prendre conscience des choses, m’a donné une dernière leçon de vie par delà la mort.

Quand on perd quelqu’un, il nous envahit, plus proche et plus léger à la fois, il vient vivre en nous et cela nous modifie.

Ce texte a été perçu comme un roman et a obtenu un accessit aux ALF.

Il est inédit.

Mais j’en ai repris des passages quand j’ai écrit Ces trous dans ma vie , après avoir perdu plus tard successivement ma maman, mon mari et mon fils aîné et avoir ressenti l’impérieux besoin d’en parler, pour les faire revivre et pour dire tout ce que leur vie et leur mort m’ont appris.

À quel point la vie est précieuse, chaque instant unique, et combien il est important d’aimer et de le dire.

On n’aime jamais trop et on ne le dit jamais assez.

Extrait

Le coup de massue. L’assommoir. La nouvelle qui tombe sur ma vie comme une bombe nucléaire.

J’avais décroché le combiné le cœur léger, sans savoir que je vivais mes derniers moments d’insouciance.

- C’est toi, Maman ?

Je ne reconnaissais pas sa voix tant elle était bizarre, épaisse, gluante. Du fond de son cauchemar, ma mère m’appelait au secours.

- Papa est mort. Viens vite, chérie, viens vite.

Je m’effondre sous le choc, je tombe assise et je bégaie, en larmes :

- Ce n’est pas vrai ?! Ce n’est pas possible. Dis-moi que ce n’est pas vrai ?

- Mais si, c’est vrai, mais si, c’est possible.

Sa voix grenaille, pleine d’un chagrin glaireux. Et moi, je suffoque, comme si on m’arrachait les tripes.

- Il est tombé et il est mort. J’ai entendu le bruit, je me suis précipitée. Il était là, le nez par terre et il râlait. Je lui ai tapé sur l’épaule. Mais il ne disait rien, il râlait. Il est mort.

Abasourdie, incrédule, écrasée, je l’écoute sans parvenir à me mettre cette affreuse réalité dans le crâne.

- L’équipe de réanimation est là mais c’est fini, on va l’emmener à la clinique. Viens vite, chérie, viens vite.

Jamais elle ne m’a gratifiée d’autant de "chérie" et je ne peux m’empêcher de penser qu’elle n’a pas craint de me donner un choc, comme elle disait, quand elle avait pris un luxe de précautions extraordinaire pour m’annoncer le décès de ma grand-mère, à qui je n’étais attachée que par des liens très élastiques.

Je n’arrive pas à reprendre pied, j’ai glissé dans la fange et je m’y noie. Mais comme elle a l’air encore plus noyée que moi, je lance à Maman un rassurant "J’arrive" comme si j’avais le pouvoir de ressusciter les morts.

J’ai sauté dans ma guimbarde et foncé vers le chagrin au milieu d’un tas de voitures indifférentes. Les larmes coulaient. La mort de Papa m’environnait de toutes parts comme un nuage salé, impalpable, impudique. La fatalité me prenait à la gorge. Pourtant, je conservais comme un espoir. Comme un filet d’espoir. On allait le ranimer, on allait le ramener. Je pleurais sa mort, mais il était vivant et je pleurais pour rien. Il ne pouvait pas être mort ainsi. Il était trop solide. Il était trop vivant.

.

Devant la villa, deux voisines avec un air de circonstance.

- C’est fini. On a téléphoné de la clinique. Mon mari est parti chercher votre maman.

Fini. Oh que ça fait mal, ce petit mot-là. Ça vous cisaille comme un rasoir, ça vous étreint comme un étau. Coupées, les amarres. Et le mort s’en va. Il vous échappe.

Penser qu’on ne le verra plus. Plus jamais. C’est atroce. Invraisemblable. Insupportable. J’écoute ces bonnes dames me donner les détails, me faire l’éloge de mon père, m’assurer de leur sympathie. L’une d’elle me serre dans ses bras. J’ai le cœur à vif, écorché net, écartelé, brûlé, transi de douleur. J’écoute et je parle mais j’ai branché le répondeur automatique car tout au fond du puits où je suis tombée, je demeure assommée, paralysée, tétanisée. La façade tient le coup sous les larmes qui coulent, emportant la peinture. Mais à l’intérieur, c’est le chaos, le monde englouti, la vie ensevelie sous la lave des morts. Tout est grêle et j’ai froid malgré le beau soleil d’automne. On finit tous par basculer dans le grand trou et c’est la seule chose au monde dont nous soyons certains. Mais ça fait mal.

Maman arrive avec un visage aussi gris que son manteau, toute raide de douleur, fragile comme une feuille morte. Écrasée. Elle écoute poliment les voisines mais elle n’a qu’une hâte, rentrer dans sa coquille, disparaître sous son toit faute de pouvoir disparaître sous terre. Se mettre à l’abri. Se recroqueviller pour souffrir.

Tout est sens dessus dessous dans la maison. Le lit défait, déplacé au milieu de la chambre, le lit où Papa a livré sa dernière bataille. Le lit où l’on a essayé de l’arracher à la mort. Sur le sol traînent les témoins du combat, des seringues, des bouts de papier, des pansements. Il y en a dans la chambre, dans le couloir, partout. Ça sent l’urgence et la défaite. Maman ramasse. Les traces de lutte disparaissent. La mort reste.

Je repousse le lit en soupirant et Maman raconte. Comment, voyant son mari mort, elle s’est habillée, a couru chez les voisins pour demander de l’aide. Ils se sont précipités sans y croire. C’est le voisin qui a appelé l’ambulance. De précieuses minutes ont été perdues. Papa a été ranimé deux fois dans l’ambulance. Mais arrivés à la clinique, ils avaient abandonné, estimant qu’ils en avaient assez fait et que, décidément, Papa était assez mort pour être déclaré mort. Routine.