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À l'ombre d'Agatha

Roman

1988

Inédit

Ce roman a obtenu un accessit aux ALF.

Présentation

Mon troisième roman, écrit comme les deux précédents pour participer au Prix d’Arts et Lettres de France (ALF).

Chaque année, imaginer une histoire et la raconter, simplement, sans préparation fastidieuse – pas le temps et pas le goût – en laissant se dérouler les événements.

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Charles a perdu sa femme Marie, morte en donnant le jour à leur dernier fils, Éric. Depuis, c’est Marthe, sœur de Marie, qui s’occupe du ménage dans la propriété familiale dirigée de main de maître par Charles avec l’aide de ses deux fils aînés, qui lui sont bien soumis. Sa fille, par contre, est plus rétive, et le jeune Éric se permet bien des choses, face à un père indulgent. La famille est complétée par deux belles-filles et les enfants, au nombre de cinq. Un clan. Mais pas très soudé.

Marthe, qui occupe la place de Marie, a des vues sur Charles et espère toujours qu’il l’épousera et fera d’elle la maîtresse du domaine à ses côtés. Mais il la traiterait plutôt en servante. L’atmosphère est pesante, il y a des frictions entre les membres de la famille, des tentatives de flatter la vanité de Charles en choisissant le prénom des enfants, par exemple. Le patriarche ne baisse les yeux que devant une personne, sa vieille mère Catherine, qui finalement, pèse dans ses décisions. Mais pas toujours.

Car il surprend tout le monde quand il introduit un élément perturbateur dans ce cadre déjà sous tension. La jeune et belle Agatha, épousée sans en parler à personne. Ce sera le détonateur qui amènera la famille à des drames à répétition.

Extrait

Le silence. Tissé de l'odeur du gigot mijotant dans son jus. Marthe achevait de mettre le couvert avec des gestes de souris.

- Douze, treize, quatorze.

Le bruit mat des assiettes sur le bois sombre. Pas de nappe. Rien d'inutile. Charles ne voulait pas. Et Charles, c'était Dieu le Père. Il régnait sur son domaine comme un roi sur son royaume. Sa famille constituait son peuple.

Charles était tout, et Marthe rien. Ombre servile et dévouée, dont les mains travaillaient sans cesse et dont la langue marchait même quand elle était seule.

Charles avait vu le jour voici plus d'un demi-siècle et semblait aussi solide que les pierres de la ferme elle-même. Marthe s'activait depuis plus de trente ans près du fourneau, près des bassines, à laver toujours plus de linge, récurer plus de marmites. Meuble vivant de la maison. Elle n'était ni la mère ni la servante. Elle était Marthe. Se dévouant gratuitement, et le rappelant à tout propos.

Une sainte ? Non. Dévorée d'ambitions muettes de plus en plus obsédantes dans la coulée impitoyable du temps qui passe. Voilà tant d'années qu'elle travaillait à construire son bonheur à petit bruit, comme un termite, autour de Charles, tant d'années qu'elle tissait sa toile obstinée. Le mariage n'était plus loin, brillant comme un soleil dans sa nuit de vieille fille.

On lui mettrait des bâtons dans les roues. Elle les romprait. Elle n'était venue que pour ça. Du jour où Marie, sa jeune sœur, avait épousé Charles et l’avait invitée à la suivre, Marthe avait décidé que la place lui reviendrait un jour. Charles était bel homme, il avait une prestance et une autorité remarquables. Mais plus encore que l'homme, c'est le prestige que Marthe convoitait.

Elle avait rongé son frein pendant plus de quinze ans. Quand, au bout de quinze années de bonheur jalousé, Marie s'est éteinte en donnant le jour à son dernier enfant, Marthe a cru son heure arrivée.

Mais Charles est demeuré un veuf inconsolable, un grand arbre frappé par la foudre, qui ne refleurit pas. Apparemment, l'idée d'épouser Marthe ne lui avait pas semblé utile.

Un coup d'oeil à la pendule tiquetaquant depuis des siècles dans son coin... Marthe s'assit et regarda ses mains usées par le travail. Ses pieds chaussés de gris. Pauvres mains, pauvres pieds. Pauvre visage menu, mesquin, de petits yeux éternellement plissés. Rajustant son chignon, elle laissa courir son regard sur son univers. La grande salle aux meubles bien cirés, les longs bancs de part et d'autre, deux sièges imposants en bout de table, les buffets emplis de vaisselle, le rocking-chair au coin de la cheminée. Décor de bien-être et de bonheur simple. Avec un sourire, elle se leva, posa pesamment la soupière sur la table, et fit de la lumière. Les couverts d'argent jetèrent un doux éclat. Sortant sur le pas de la porte avec un regard fatigué vers le ciel, elle agita la cloche à la volée. Il y aurait de l'orage ce soir. On n'y couperait pas. Elle appela les enfants qui jouaient dans la cour.

- Venez vous laver les mains, les enfants. Dépêchez-vous, vous serez les premiers.

Ils accoururent, tout ébouriffés, les joues rouges. Deux gamins, six et sept ans, deux fillettes plus jeunes et une petite, presque un bébé, qui suivait les autres en criant d'une voix flûtée, les mains en avant :

- Attends, attends...

Charly et Olivier se placèrent en bout de table, du côté des hommes, et les trois petites filles du côté des femmes. La plus jeune prit sa cuiller et se mit à taper sur la table.

Trois jeunes femmes entrèrent ensemble dans la salle. Vêtues de clair toutes les trois, elles ne se ressemblaient pas. La première affichait un air revêche et se plaignit de la chaleur en s'épongeant le front :

- Il va y avoir de l’orage.

- Oui, approuva la deuxième, une petite boulotte à la voix douce. Ça fera du bien, la terre a soif. Mes pauvres fleurs…

Elle s’assit et caressa son ventre rond avec un sourire.

- L'orage cassera tes fleurs, Claire, répliqua la troisième d'un air sombre en enjambant le banc pour s’asseoir.

- Les fleurs, on s'en fiche. Tant que ça ne couche pas le blé, dit un homme jeune et passablement beau, la peau hâlée, les cheveux blonds comme les blés. Il effleura la tête des deux gamins assis côte à côte en essayant de ne pas se chamailler.

- Ça va, les garçons ? Qu'est-ce que vous avez fait cet après-midi ?

- On a joué à cache-cache, Papa.

- Pas trop embêté les filles ?

- Juste ce qu'il faut !

L'homme fit un clin d'oeil aux fillettes et prit place.

- Papa, j'ai appris à écrire mon nom aujourd'hui, claironna Cathy en secouant ses boucles.

- Formidable. Tu pourras entrer à l'école après l'été.

- Et Carole ? Elle ira aussi ?

- Naturellement, répliqua Simone, la femme au regard sec. Elle a le même âge.

- Elle sait écrire son nom, Carole ?

- Pas besoin d'écrire son nom pour entrer en maternelle, ma cocotte !

Le sourire s'effaça du visage de Cathy. Carole la poussa du coude :

- On sera dans la même classe et on a le même nom, tout le monde se trompera.

- Ça me fait bien plaisir, qu’elles aillent à l’école, intervint Marthe. Il ne restera plus que la petite à surveiller. C'est beaucoup de travail, tous ces enfants-là. Vous ne vous rendez pas compte, vous autres, vous êtes dehors toute la journée.

- Ce n'est pas nous qui le voulons, fit remarquer Claire, la jeune femme à la voix douce. Je préférerais m'occuper de mes enfants. Sans compter que Bébé commence à se faire lourd. C'est Père qui en a décidé ainsi. C'est lui qui distribue le travail...

- S'il voulait prendre du personnel aussi, se plaignit Simone d'une voix amère, nous ne serions pas obligés de nous crever à la tâche. Sans jamais voir un sou !

- Voyons, Simone, dit un homme lent et calme, qui venait d'entrer, tu sais qu'il veut que notre domaine reste une entreprise familiale. Pas d'étranger. Nous avons bien assez de bras. Il a raison, puisque nous nous en tirons ainsi.

- Au prix de quel effort, répliqua sa femme sèchement. Tu es l'aîné, Claude, et tu es traité comme un valet de ferme.

La porte s'ouvrit brusquement sur un adolescent échevelé, le visage truffé de taches de son, qui fit une entrée sur les chapeaux de roues.

- Alors ? On ne mange pas ? Qu'est-ce qu'on attend ? lança-t-il.

- Toi, pour commencer, graine de vaurien, répliqua son frère.

- Voyons, Paul ! intervint Marthe, contrariée. On attend ton père, Eric. Le potage refroidit. Dommage, j'y avais mis tout mon cœur.

- Berk ! Ton cœur ! fit Eric d'un air dégoûté. T'avais pas autre chose ?

Charles entra et le silence se fit. C'était un homme massif, vêtu de velours par tous les temps, qui portait ses cheveux blancs comme une auréole et posait sur le monde un regard dominant. Les yeux bleus, le nez fort, le menton volontaire, chacune de ses rides attestant sa puissance.

Il toisa l'assemblée sans un mot. Chacun gagna sa place. Charles, en bout de table, présidait. À sa droite, ses fils. À sa gauche, sa fille et ses belles-filles. Claude avait la première place, Paul, la suivante et Eric, qui ne comptait guère que seize printemps et compensait par une belle insolence, occupait la troisième. Et puis Marthe, qui n'avait pas de place attitrée. Marthe, qui pouvait se placer indifféremment à gauche ou à droite.

Anne demeurait la tête baissée, visage dissimulé dans les cheveux. Les deux petites cousines jouaient à se mirer dans leur cuiller, et riaient de leur reflet déformé.

Charles prit la parole :

- Pourquoi a-t-on allumé la lumière ?

- Il faisait sombre, commença Marthe.

- Vous ne connaissez pas le chemin de votre bouche ?

Elle s'empressa d'aller éteindre.

- On aime bien voir ce qu'on dit ! lança Eric.

- Je connais vos voix. Et surtout la tienne, mon gaillard, car tu n'as jamais eu ta langue en poche. Tu es le dernier, mais pas le moindre de mes fils.

- Last but not least , releva Eric d'un air fanfaron.

Il en était bien persuadé, c'était évident. On sentait que jamais il ne se laisserait évincer en raison de son jeune âge. Il ne perdait pas une occasion de se mettre en valeur et d'étaler devant ses frères des connaissances qu'eux-mêmes ne possédaient pas. Les aînés n'avaient pas fait d'études. Le travail les appelait. Le plus jeune à cet égard était privilégié et considérait ce privilège comme un dû. Il s'estimait beaucoup plus intelligent et plus doué que ses balourds de frères et se croyait promis à un brillant avenir. Il succéderait à son père à la tête du domaine et se faisait fort d'écarter ses aînés de toutes les décisions importantes. Il se savait le favori, il poursuivrait ses études et quand il serait fin prêt, il deviendrait la tête pensante de la maison !

Charles hocha la tête devant le sourire de l'adolescent, dont les yeux luisaient dans la pénombre. On sentait qu'il était fier de ce galopin plein de vie et de morgue. Simone haussa les épaules imperceptiblement.

Le père prit la louche et commença à servir le potage fumant. Les assiettes passaient de main en main, et cela prenait des allures de catastrophe au bout de la table. Claire s'était levée et veillait à ce que pas une goutte ne tombe sur les petites mains impatientes qui se tendaient et dans lesquelles les assiettes oscillaient dangereusement.

C'est alors que la vieille Catherine fit son entrée, menue, courbée, vêtue de toile noire imprimée de fleurettes. Ses yeux délavés firent le tour de la table :

- On n'allume pas ?

- J'ai pensé qu'il faisait assez clair pour manger, Maman, s'excusa Charles d'une voix qu'il voulait ferme.

- Ah, tu as pensé...

La vieille émit un son qui pouvait passer pour une approbation, et s'avança vers sa chaise en bout de table face à son fils. Symboliquement, elle lui faisait face, elle lui tenait tête. Elle était la seule devant qui il baissât les yeux, devant qui il perdît sa superbe, devant qui en fait il redevenait petit garçon.

Catherine s'assit et tendit son assiette, qui passa de main en main jusqu'à Charles. Elle reçut sa pitance de la main de son fils, comme les autres. Manger était l'une des seules joies qui lui restaient dans l'existence. Manger et tricoter. Elle tricotait indéfiniment à longueur de journée pour toute la famille. Hypnotisée par ses aiguilles, elle semblait à mille lieues, mais elle revenait toujours au bon moment pour entendre ce qu'il convenait d'entendre.

Personne ne faisait attention à elle. Pourtant, elle était la véritable maîtresse du domaine. Son fils la consultait, elle, et elle seule, pour toute décision à prendre. Si Charles était Dieu le Père et si Eric se prenait pour Dieu le Fils, la vieille Catherine incontestablement était le Saint-Esprit. Charles se conformait si bien à ses vues qu'il finissait par croire que l'idée venait de lui.

La vieille avait terminé son potage et s'essuyait la bouche d'un revers de doigt. Elle mangeait vite, marchait vite, tricotait vite. Il lui restait peu de temps, alors elle vivait vite. Elle sourit à ses petits-enfants, à qui elle refusait le préfixe d'arrière, qui la reléguait au rang des momies, des presque mortes. Elle se sentait plus proche d'eux que de tous les autres.

Charly et Olivier se donnaient des coups de pied sous la table. Pour rire. Rivalité d'enfants, parallèle à celle qui opposait les grands. Rien ne transpirait de ces rivalités devant Charles, qui les ignorait ou feignait les ignorer, appliquant le principe souverain de diviser pour régner.

Tout cela n'échappait pas aux yeux fatigués de la vieille, qui devinait ce qu'elle ne voyait pas. Elle observait en spectatrice, puisqu'on ne la voulait plus comme actrice, en sachant bien qu'en dernier ressort, c'est elle qui tirait les ficelles dans les coulisses. Et elle s'en amusait.

Le plus amusant de tous, c'était son grand benêt de fils, ce Charles, qui se prenait tellement au sérieux, qui perdait les pédales devant elle et reprenait toute son autorité dès qu'elle se contentait d'un rôle de statue... Il suffisait qu'elle le regarde d'une certaine manière pour qu’il vacille sur ses bases. Mais elle s'en abstenait, car il fallait que le géant reste stable sur ses pieds d'argile, puisqu'il portait le domaine à bout de bras.

Combien de temps réussirait-il encore à conserver cette autorité biblique sur ses fils ? Catherine passait en revue les hommes, qui mâchaient sans parler. Claude semblait le mieux placé pour succéder à son père. Fidèle bras droit, exécutant docilement les ordres sans émettre la moindre opinion personnelle. Il avait choisi le principe de la soumission. C'était dans son caractère. Taiseux, tranquille et travailleur. Un parfait second. Le rôle lui convenait. Ou plutôt lui aurait convenu s'il n'y avait pas eu Simone. Une femme plus âgée que lui, qui l’avait épousé en croyant devenir un jour la maîtresse de maison. Charles étant veuf, il n'y avait dans la maison que la vieille mère, qui ne comptait guère, et Marthe, qu'elle avait prise pour la servante. Bien sûr, il y avait aussi la femme de Paul, la jeune Claire, mais elle ne pouvait tenir le rôle. Effacée, douce, timide, préoccupée avant tout de ses fleurs et de ses enfants, elle n'avait pas l’envergure.

Simone enrageait en voyant que la situation n’avançait pas, et que son mari ne faisait rien pour l'améliorer. Elle craignait de voir Paul, plus dynamique, souffler la place à son aîné. Surtout que Paul avait deux fils. Et l'aîné, on avait eu l'impudence de l'appeler Charly, dans l'intention évidente de plaire à Charles. Elle, malheureusement, n'avait eu que des filles. La faute en revenait à Claude, et elle n'avait pu faire mieux que les appeler Carole et Caroline – reflets du fameux Charles. Le comble, c'est le pied de nez que lui avait fait Paul ensuite en nommant sa fille Cathy. Comme la grand-mère ! Et voilà qu'ils en attendaient un autre… Comment allaient-ils l’appeler, celui-là ?!

Ah Paul… Il lui aurait mieux convenu que Claude, qui ne fait que répéter que la patience vient à bout de tout, comme une ritournelle magique. Elle en a eu, de la patience, Simone. Cela fait cinq ans qu'elle patiente et qu'elle essaie d'aiguillonner son placide mari. Mais Claude n'est pas pressé. Il mâche lentement, posément et porte les aliments à sa bouche comme s'il s'agissait de pierres précieuses. Il est sûr de lui, il est l'aîné. L'autorité paternelle lui glissera dans les mains tout naturellement, sans efforts et sans heurts, quand sonnera l'heure. Il suffit d'attendre. Il attend.

Paul offre un contraste saisissant. Il mange avidement, parle avec de grands gestes et des éclats de voix. En voilà un qui s'impatiente, songeait Catherine, il piaffe, il n'en peut plus d'attendre. C'est vrai qu'il est marié depuis huit ans déjà et qu'il est d'un caractère à moins bien supporter l'autorité de son père. Heureusement qu'il y a Claire...

Catherine aime les enfants. Celui-ci qu’on attend sera peut-être le dernier qu'elle connaîtra. Elle n’est plus jeune et se prend parfois à songer à la mort comme à une amie.

Simone lève les yeux sur son mari et le mépris qu'elle ressent pour cet homme sans audace et sans ambition se lit clairement dans son regard. Ses yeux glissent sur Paul, qui palabre et discute sous le regard placide de Claire.

Quelle bête femme pour un tel homme, songe Simone avec une grimace. Elle est d'une fadeur ! Et les yeux de Simone brillent tandis qu'elle détaille le front haut, les yeux clairs et la bouche agréable de son jeune beau-frère. Elle l'aurait préféré à son benêt de Claude. Mais puisque c'est le benêt qu'elle a épousé, c'est le benêt qu'elle poussera. Destin oblige.

Catherine frémissait devant le regard de cette femme, qui en disait trop long, et priait que Paul ne levât pas les yeux à cet instant. La petite Caroline tirait sa mère par la manche, Simone détourna les yeux. Quand elle les releva, ce fut pour rencontrer le regard ironique d'Eric assis en face d'elle. Elle se sentit rougir et se félicita de la pénombre ambiante. Elle était ridicule avec ses sentiments inutiles envers Paul et ses ressentiments tout aussi inutiles envers Claude. Une colère froide l'envahit contre tous ces hommes, ce Charles, ce Claude, ce Paul, et surtout, surtout, ce petit cancrelat d'Eric, qui se permettait de la juger.

- C'est bientôt fini, oui ? s'écria-t-elle sans raison.

Charles parut surpris.

- Vous êtes bien nerveuse, ma fille.

- Excusez-moi, se força à dire Simone. C'est l'orage. Je vais coucher les enfants. Venez, les filles.

- Claire, va donc coucher les tiens aussi, conseilla Charles d'une voix tranquille. Avec l'orage qu'il y a dans l'air, autant qu'ils s'énervent dans leur lit plutôt que dans nos pieds.

Claire était arrivée si jeune au domaine que tout naturellement, il l'avait tutoyée. Simone, par contre, était de ces personnes avec qui on garde automatiquement ses distances. Les enfants défilaient devant leur grand-père, qui leur octroyait à tous le même baiser solennel sur le front et la même tape sur le derrière.

- Marthe ! Allume donc la lumière, on n'y voit plus !

- On ne voit plus ce qu'on pense ! ironisa Eric avec un regard insolent vers Simone.

- Tais-toi, je parle, lui intima Paul, qui recommença à pérorer sur le sujet entamé pendant le repas.

- Doucement, répliqua Charles. On n'entend que toi, Paul. J'ai trois fils. Chacun a droit à la parole.

- Ce que je te dis n'a pas plus d'intérêt que les bêtises de ce gamin ?

- Tu sais ce qu'il te dit, le gamin, menaça Eric en se levant.

- Mon garçon, j'en connais plus que toi sur les maladies des céréales et sur les moyens d'y remédier, répliqua Charles. Ce n'est pas toi qui vas m'apprendre à cultiver.

Paul ravala son discours et l'envie de gifler ce galopin, qui le toisait d'un œil ironique. Eric était trop grand pour se faire gifler. Mais un de ces jours, il lui administrerait une solide correction. S'il avait passé l'âge des gifles, s'il était un homme comme il le croyait, qu'il se batte comme un homme. Paul était sûr d'avoir le dessus face à ce gringalet moqueur.

S'il n'était pas né, celui-là, leur mère ne serait pas morte. Leur père ne se serait pas entiché du pauvre orphelin. Il n'aurait pas placé cet avorton sur un piédestal, au détriment des deux solides gaillards qu'il avait déjà. Paul soupira en pensant à sa mère. Elle lui manquait toujours. Elle était si douce et si forte.

Il se passa la main sur le visage. Ah, ces enfants qui arrivent sans être désirés. Trop tard ou trop tôt, et qui bouleversent les existences. Paul était devenu père avant d’être un homme. Si Charly ne s'était pas annoncé, il ne se serait pas marié si tôt. Et sans doute pas avec Claire. Trop douce, Claire. Elle donnait l'impression de ne pas exister. De n'être qu'un miroir où il se reflétait. Il avait cru retrouver la douceur de sa mère morte dans les yeux de cette jeune fille. Mais Claire n'était que douceur, et c'était agaçant. Elle était toujours d'accord avec lui, toujours d'accord avec tout le monde, et cultivait un principe d'harmonie qui avait quelque chose d'horripilant.

Elle avait été la première « étrangère » au domaine, la première pomme de discorde. L'entente était bonne entre les deux frères. Anne était une adolescente pas plus terrible qu'une autre, et Eric un gamin aux mille fredaines sans conséquence. Dès l'arrivée de Claire, Paul avait senti naître en Claude une sorte de rancune, de jalousie, comme si l'aîné en avait voulu à son jeune frère de se marier le premier et d'avoir des enfants avant lui. Peut-être était-il amoureux de Claire ? Les femmes ne foisonnaient pas dans le quartier, le cœur aime ce qu'il trouve...

Jalousie morne mais tenace, entortillée dans les silences des regards. Paul la sentait pousser dans les yeux de son frère, dans sa voix calme et dans ses gestes retenus. Son mariage avec Simone n'avait pas arrangé les choses, car sa femme le pressait sans cesse, et ça l'agaçait.

Paul en avait assez de cette ambiance tendue. Faudrait-il attendre la mort du père pour que se dénoue le nœud de vipères qu'était devenue la famille ? Charles avait-il un testament ou faudrait-il se battre pour arracher des lambeaux de domaine à cette hyène de Simone, à ce jeune loup d'Eric ? Il posa un regard empreint de rancune sur son père, qui fumait sa pipe et qui venait de lui faire entendre clairement qu'il n'avait pas plus d'importance à ses yeux que ce jeune écervelé d'Eric.

Simone et Claire redescendaient ensemble, les enfants couchés. L’une sautant nerveusement d'une marche à l'autre, la deuxième la suivant à son aise, la main sur la rampe, comme une caresse. Elle s'assit et prit son tricot aussi tendrement que s'il s'agissait déjà du bébé. Simone pianota sur la vitre :

- Alors, il éclate, cet orage ? Je n'en peux plus.

Marthe lavait la vaisselle :

- Regardez-moi ces piles d'assiettes... Et tous ces couverts, quelle pitié !

- Tu ne voudrais pas qu'on mange avec les doigts ? fit Charles.

- Non bien sûr, je disais simplement...

- Alors, lave les couverts, si tu veux qu'on en emploie.

- Oui bien sûr, je disais simplement...

- Ça va, on a compris, interrompit Eric.

Charles leva les sourcils, mais ne dit rien. Simone pianota de plus belle. Anne se leva et se mit à essuyer les verres.

Au bout de tant d'années, Marthe ne savait toujours pas comment nommer son beau-frère. Autrefois, elle l'appelait Charles, c'était naturel. Après la mort de Marie, il n'avait plus supporté qu'elle l’appelle par son prénom. Comme si ce nom dans sa bouche était un sacrilège, comme s'il avait voulu garder Marthe à distance. Comme s'il avait eu peur de l'intimité avec elle. Alors, elle évitait de le nommer. Quand elle devait s'adresser à lui, elle cherchait son regard, et sa voix se faisait obséquieuse, de sorte qu'on ne s'y trompait pas.

Claire s’interrompit pour regarder le ciel, son tricot sur les genoux. Sa poitrine se soulevait paisiblement. À quoi pouvait-elle songer ? À son bébé ? À ces années de bonheur domestique ? Ou à sa vie d'avant ? À l'étudiante insouciante contrainte de se marier, de tout quitter pour s'exiler dans le mariage, de laisser les études pour les biberons et les champs ? Frustrée de son avenir, n'a-t-elle pas reporté toute son ambition sur ses enfants ? Comment penser qu'elle puisse être indifférente à la richesse que représente le domaine ?

Charles observait ses fils, regrettant que les qualités des trois garçons ne soient pas concentrées en un seul homme. Le sérieux, la pondération de l'aîné alliés au dynamisme contagieux de Paul et à l'ambition dévorante du jeune Eric, quelle merveille ce serait. Mais voilà, ils étaient trois à s'être partagé les qualités. Seraient- ils trois à se partager le domaine ? Charles ne voulait pas morceler son bien, disséquer ce qu'il avait mis tant d'années à faire vivre. Anne, il la marierait avec une belle dot. Les filles n'ont pas besoin de terres. Ah s'il ne fallait pas mourir, s'il était immortel... Mais il se sentait immortel, la mort était loin, dans une autre dimension ! Qui sait ce qui pouvait arriver d'ici là ?

Son regard se posa sur sa fille, qui s'activait aux côtés de Marthe. Une jolie fille, Anne, avec ses yeux sombres et ses cheveux dans les yeux. Ses cheveux s'étaient encore éclaircis avec l'été, et ses yeux s'étaient assombris. Elle était furieuse depuis le jour où il avait éconduit le freluquet qu'elle avait eu le toupet de vouloir lui proposer comme gendre. En voyant ce garçon falot, Charles avait été pris d'une violente envie de le secouer. Donner sa fille belle et saine à ce grelot, jamais. Et quand le gars avait parlé, sa voix avait donné à Charles l'envie de le gifler. Il avait rugi qu'elle avait tout le temps de se trouver un mari, et qu'il espérait quelqu'un de plus reluisant. Mortifié, le jeune homme avait tenté de faire valoir ses qualités, mais Charles avait gueulé :

- Ma fille est trop jeune pour se marier, un point c'est tout. Je lui donne un an pour réfléchir. Ensuite, on verra. Si c'est toujours vous, tant pis. D'ici là… je ne veux plus vous voir tourner autour d’elle.

Le garçon s'était retiré, il ne se sentait pas de taille à lutter avec ce Jupiter tonnant. En s'esquivant, il avait lâché :

- On se retrouvera.

Et il avait claqué la porte sur cette promesse - ou cette menace - en ajoutant qu'il écrirait.

L'été s'avançait et aucune lettre n'était encore arrivée. Charles n'y pensait plus. Mais sa fille s'obstinait à cultiver des airs sombres de femme bafouée, et il aimait les éclairs furieux que lançaient ses yeux. Très vexée d'avoir été traitée en gamine et d'avoir vu son prétendant évacué ainsi, Anne s'était promis une revanche.

Mais la lettre se faisait attendre, et la résolution d'Anne faiblissait. Furieuse de l'attitude de son père et de la faiblesse de David, qui semblait abandonner à la première difficulté et donner raison à son père, elle se murait dans un silence d'orgueil. Elle n'était plus aussi sûre de son amour pour David, mais elle voulait que la décision de rupture vienne d’elle. Dès qu'elle aurait la lettre en mains...

Si elle essuyait la vaisselle, c’était pour s'opposer à son père, pour condamner la façon qu'il avait de traiter sa belle-sœur en servante. Marthe avait l'air si pitoyable, avec sa mine plaintive et son cou de poulet... Anne n'aimait guère sa tante, et elle savait que c'était réciproque, malgré les protestations d'affection dont Marthe l'abreuvait.

- C’est gentil, de m'aider, ça fait plaisir de voir une fille comme toi qui a fait des études et qui n'est pas fière...

Anne, toute à ses sombres pensées, tapait durement les verres sur l'évier.

- Attention, tu vas tout casser. Ce serait dommage, c'est le service de Marie. Voilà bientôt dix-sept ans qu'elle est morte et que Charles est seul. Doucement, Anne. Je sais bien, tu as l'amour en tête. Tu penses encore à David hein ?

Anne haussa les épaules, comme si David était le dernier de ses soucis.

Que ferait-elle si David n'écrivait pas ? Son père triompherait, et se ferait fort de lui trouver quelqu’un à sa hauteur, comme il disait. Elle pensa à ce diplôme d'interprète remporté de haute lutte et qui ne lui servirait sans doute jamais. Une Varnel ne travaillait pas. Elle était faite pour vivre choyée dans un foyer bourgeois, être la maîtresse d'un domaine, et non l’employée d'un quelconque employeur. Il avait promis de lui trouver un époux digne d'elle, elle avait rétorqué qu'elle préférerait se faire nonne ! Quel dédain, quelle flamme dans ses yeux ! Dommage qu'Anne ne soit pas un garçon. Elle alliait les qualités de ses trois frères. Elle savait ce qu'elle voulait, mais elle n'était pas mûre pour l'obtenir. D'ici un an ou deux, Charles la voyait calmée, rodée, prête à affronter la vie. Et alors, ce ne serait plus un David qu'elle choisirait, il en était bien sûr.

Il avait une tendresse particulière pour sa fille et la plaçait à une lieue devant Claire et Simone, qui n'étaient là que pour servir de compagnes à ses fils, leur assurer une descendance et prêter leurs bras au domaine.

Anne posa le dernier verre et sortit sans regarder personne. Le jardin l'accueillit dans sa touffeur. Un vent faible soufflait, elle lui tendit son front. David n'écrirait pas, elle en était de plus en plus sûre. Il avait abandonné, et elle ne savait plus si elle en était malheureuse ou soulagée. Il fallait que quelque chose change, il fallait qu'il arrive quelque chose, elle n'en pouvait plus d'attendre. L'orage couvait en elle comme au ciel, elle se sentait prête à éclater. Tout son être appelait l'amour, mais l’horizon était bouché. Elle respira à fond et s'allongea dans l'herbe. Le vent l'énervait.

Charles contemplait sa mère assoupie dans le rocking-chair. Elle aurait dû se plonger dans ses registres et ses papiers à cette heure-là. Il lui arrivait de plus en plus souvent de s'endormir après le repas du soir. Il devrait prendre un régisseur. Il faudrait bien, car lui-même était allergique aux chiffres, et il était impensable d'abandonner ce travail de confiance à l'un de ses fils. Il ne leur en reconnaissait ni les capacités ni le droit.

Marthe hocha la tête en s'essuyant les mains.

- Elle se fait vieille, ta maman. Ce n'est plus de son âge de s'occuper de tout ça. Moi, je veux bien le faire. Mais est-ce que je saurais ? Je pourrais apprendre. Marie le faisait, dans le temps.

À l'évocation de sa femme, les traits de Charles se crispèrent.

- J'ai toujours fait de mon mieux pour la remplacer. Si tu veux, Charles, je pourrais...

Il l'interrompit :

- Je vais prendre quelqu'un. Je vais engager un régisseur. Je dois aller en ville demain. C'est bien le diable si je ne trouve pas quelqu'un.

Les fils et les belles-filles se regardèrent, médusés. Il allait faire entrer un étranger à son service, ce vieux grippe-sou allait payer quelqu'un ?

Charles se leva pesamment, secoua les bribes de tabac sur son pantalon et sortit de la poche de sa veste un gros portefeuille de cuir noir, dont il tira avec parcimonie quelques billets, en se mouillant les doigts pour mieux les compter.

- Voilà votre argent de poche, mes enfants.

Dérisoire rétribution. Charles seul touchait l'argent, il gérait son bien en homme de la terre, mettant de côté pour plus tard, s'obstinant à ne pas voir qu'il était déjà plus tard. Marthe recevait l'argent du ménage et en faisait bon usage, sans en prendre un centime, s'appliquant au contraire à faire des économies.

- Anne ? Ton argent ! cria-t-il sur le pas de la porte.

- Pas besoin, fit-elle, de loin.

Satisfait de la réponse, il rangea le billet et tendit sa part à Eric.

- C'est tout ? J'irai pas loin avec ça !

Un instant d’hésitation, puis Charles lui tendit le billet d'Anne :

- Puisque ta sœur n'en veut pas...

Simone hocha la tête, ses yeux disaient clairement sa pensée. Il pourrissait ce gamin, il allait lui monter sur la tête. Mais le gamin avait le mérite d'essayer. Elle décida d'essayer aussi :

- Père, Caroline aurait besoin de chaussures.

- Encore ?

- Elle grandit.

- Qu'elle aille pieds nus, ça ne lui fera pas de tort.

- Les enfants ont besoin de chaussures pour soutenir les chevilles, intervint Claire.

- Soutenir les chevilles ? De mon temps...

Il se rendit néanmoins à la voix de Claire et ressortit son portefeuille. Paul fit un clin d'oeil à sa femme.

- Je monte me coucher, fit le père en rangeant son portefeuille dans l'armoire. Si j'arrive à dormir, avec ce fichu orage qui n'en finit pas d'éclater.

Comme s'il n'avait attendu que ces mots, un éclair zébra le ciel. Le tonnerre roula et une pluie torrentielle s'abattit d’un coup sur le jardin. Une bonne odeur de terre mouillée entra par la porte ouverte et les fleurs exhalèrent leur parfum sous les gouttes. Un filet d’eau se mit à glouglouter le long du bâtiment.

- Combien de temps faudra-t-il encore mendier ainsi ? fit Simone sitôt que Charles eût fermé la porte.

- Sois patiente, Simone. Chaque chose en son temps. Tu manges à ta faim, non ?

- Je travaille tout le temps, et je n'ai jamais un sou en main.

- Moi aussi, j'en ai assez, renchérit Paul. Je finirai par ficher le camp.

- Pour aller où ? fit Claire. Tu n'as pas d'argent. Et les enfants ont des droits ici. Il faut rester. Comment ferais-tu pour nous faire vivre ? Ton père nous tient, il faut se faire une raison.

Paul leva un regard surpris sur sa femme, qui n'avait pas souvent d'opinion personnelle et n'avait pas l'habitude de le contredire, mais il dut reconnaître qu'elle avait raison. Partir de rien avec bientôt quatre enfants...

- Ça vaudrait la peine d'essayer, remarqua Simone. Ce ne serait pas plus pénible qu'ici. Nous n'avons pas de grands besoins. Ton père nous a habitués à travailler beaucoup et à nous contenter de peu. Bonne école de vie, ce domaine !

- Tu n'y penses pas, Simone. Mon père a besoin de moi, répondit Claude.

- Il prendrait du monde. Ça le changerait, de devoir payer la main d’œuvre !

- Mais l’argent qui partirait serait perdu pour tout le monde. Penses-y.

Il ajouta :

- Il ne sera pas éternel.

- Ça, j'en doute, grommela Simone.

Elle s'absorba dans la contemplation de ses ongles, les caressant, les titillant, les mordillant, ce qui trahissait chez elle la plus grande nervosité.

- Croyez-vous, demanda Claire timidement, qu'il ait déjà pris des dispositions testamentaires ?

- Ça m'étonnerait. Il doit espérer tout emporter dans la tombe.

- Simone ! s'exclama Claude, choqué.

- Je n'oserais pas lui poser la question, fit Paul. Il croirait qu'on veut sa mort. Et ce n'est pas le cas, n'est-ce pas ?

Personne ne répondit. Le silence se fit autour du clapotis de la pluie et des coups de tonnerre intermittents.

Anne entra, trempée et ravie de l'être.

- Mon Dieu, gémit Marthe, qui se tenait sous l’auvent pendant toute cette conversation, dont elle ne perdait pas une miette, tu étais dehors ? Tu vas attraper la mort ! Faut pas te rendre malheureuse comme ça pour un garçon.

Anne passa sans répondre en secouant ses cheveux pour la mouiller au passage, et monta s'enfermer dans sa chambre.

- En voilà une qui ne se préoccupe pas d’argent et qui se fiche de tout, fit Simone.

- Je n'en suis pas si sûr, répliqua Paul rêveusement. Anne aime beaucoup le domaine, et elle ne se laissera pas évincer, tu peux en être certaine.

- Je me demande à qui ton père compte la marier, fit Simone.

- Qui sait ? Il lui ramènera peut-être un mari de la ville ! Tout s'achète et lui, se croit assez malin pour acheter sans argent. Avec des promesses...

Eric ne disait rien, plongé dans la lecture d'un roman poliicer. Agatha Christie le fascinait. Mais plus encore la conversation de ses frères et de ses belles-sœurs, où il n'était jamais question de lui.

Catherine remua dans son fauteuil, leva le nez, ouvrit les yeux et s'excusa :

- Oh, je me suis encore endormie.

- Ne vous inquiétez plus de vos comptes, fit Simone. Père va engager un comptable.

- Un comptable ? fit la vieille, ébahie.

Mais son étonnement sonnait un peu faux. On aurait juré qu'elle ne dormait que d'un œil et qu'elle avait tout entendu. Elle fit une moue, l'air de trouver la chose amusante :

- Alors, je tricoterai le soir, au lieu de calculer ou de dormir. Marthe, donne-moi un peu de compote et du café. Bien chaud. Puis j'irai me coucher.

Elle but son café brûlant sans sourciller sous l'œil curieux des jeunes, qui se demandaient ce qu'elle pouvait penser de cette innovation.

Ainsi, Charles allait prendre quelqu’un. Sans la consulter. Pour la remplacer. Il n'espérait tout de même pas la reléguer au placard ? Il ne fallait pas qu'il oublie qui était le maître. Elle le lui rappellerait dès le lendemain - puisqu'il avait jugé plus prudent de disparaître.

Que deviendrait le domaine sans elle, sans ses racines séculaires ? Ce domaine, son père déjà l'avait cultivé, et son grand-père. Ce domaine était le sien avant d'être celui de Charles et elle ne s'en laisserait dépouiller par personne. Surtout pas par lui.

Il était peut-être le tronc, et ses enfants les branches. Mais elle, en était les racines, invisibles et indispensables. Les racines nourricières. Il y aurait un régisseur si elle le voulait bien.