Noire ou bleue ?
Recueil de nouvelles
Éditions Audace
2013
80 pages
10 €
Disponible sous format papier
(et en livre audio à la Ligue Braille)
Présentation
La mort est présente dans chacune des nouvelles. On la craint, on la défie, on n’y croit pas, on en joue, on la subit, on l’appelle comme une délivrance... Mais elle peut être contrée, il y a de l’espoir, il y a de la lutte, de l’humour, de l’amour. Il y a de la vie au revers de cette mort. Du bleu derrière le noir. Le ciel est noir la nuit, et bleu le jour.
Le décor importe peu. Ce qui compte, c’est le vécu, le ressenti, l’universalité des situations, la façon dont les personnages font face, ce qu’ils font des événements qu’ils traversent.
- Et vous encore, mineurs…
- Le vagabond de 33h33
- L’oiseau-mouche
- Étangs noirs
- Petite fugue en chagrin mineur
Ces nouvelles n’ont pas été écrites pour constituer un recueil. J’ai sélectionné quelques-uns de mes textes pour accompagner la nouvelle intitulée Et vous encore, mineurs… que Pierre Bragard, responsable des éditions Audace, souhaitait éditer. Il l’avait découverte antérieurement, lors de sa parution dans La Revue Générale en 2002.
J’ai choisi quelques nouvelles qui illustraient les deux aspects de la vie, la façon dont elle peut basculer dans un sens ou dans l’autre en quelques instants. La façon aussi de prendre ses malheurs à revers, d’accepter ce que la vie nous donne, et d’en tirer le meilleur parti possible.
Un mot de l’illustration de couverture
Elle est de la main de Nicolas Fable, mais n’a pas été créée pour ce recueil. Elle est bien antérieure.
Elle convenait aux thèmes abordés dans mes nouvelles, symbolisant à la fois des branches et des racines, l'oiseau qui plonge ou qui s’envole vers une boule (graine, balle, disque solaire...). Chacun y voit ce qu'il veut.
L'original est penché vers le coin inférieur gauche, l'oiseau tête en bas et l'arbre branches en haut. En retournant le livre, on voit l'inverse. Tout comme la vie peut s’inverser selon le point de vue et changer de couleur.
Extrait
Petite fugue en chagrin mineur
Le train fonce en aveugle, filant vers l’horizon, qui toujours se défile, emportant dans son ventre une pelletée d’inconnus unis pour quelques heures entre Lyon et Paris. Les arbres passent à toute allure, vestiges d’ombres passées avant d’avoir été.
Vic regarde sans voir et se laisse glisser. Le sort en est jeté. Elle est partie, elle a tout quitté. Fuite en avant sur le toboggan du temps. Pour qui, pour quoi ?
Recroquevillée pour ne pas réveiller la petite blessure qu’elle abrite au secret de son corps, juste derrière le nombril. Ce nombril… ce lien muté en cicatrice à la naissance. Césure atroce. Mutilation qui l’a livrée au monde il y a quinze ans.
Et si on ne l’avait pas coupé, ce cordon ? Liée à sa mère pour toujours. Imaginez la chaîne interminable de mère en fille, se perdant dans l’espace du temps depuis que le monde est monde...
Une gare. Chaque arrêt dérange, rompt le rythme, rompt le rêve. Et toujours la peur de voir surgir la police. Et toujours l’espoir de voir paraître l’amour. Insensé, l’espoir. Et ce silence subit du train qui s’arrête et qui guette. Et tous ces gens qui passent sur le quai, marionnettes furtives lancées vers un but inconnu. Tous ceux qui passent ont un but et tout le monde s’en fout. Les autres sont décor.
Vic ferme les yeux. Le train redémarre et le rêve repart en grinçant. Elle est partie. Devant, rien. Derrière, la famille. La mère, grignotée par la vie. Le père, obèse. Et les deux frères. Le grand, qui joue au chef. Le petit, qui l’assomme d’insolence, lui serinant qu’elle n’est pas une vraie fille, parce qu’elle ne se maquille pas. Derrière surtout, Line, l’amie de cœur, qui se fait appeler Marilyn et marche en regardant ses seins. Line, qui consomme les garçons comme des Kleenex puis vient se consoler chez elle quand elle les a perdus. Line, qu’elle adore comme elle ne croyait pas qu’on puisse aimer quelqu’un. Line, qui la comble. Line, qui la mange.
Vic soupire. Elle a faim. Elle aurait dû emporter quelque chose à manger. Mais quand on est triste, on ne pense pas à avoir faim. Elle est partie si tôt ce matin, ils dormaient encore. Elle contemple ses cuisses. Son frère l’appelle le montgolfière. Le grand. Méchant par plaisir. Le jour où elle s’était mis en tête de confectionner une escalope cordon bleu, il avait apporté le cordon, déclarant que ce serait la seule chose mangeable. Ils s’étaient battus et le dîner avait brûlé. La mère avait gratté les casseroles, réparé les chemises déchirées puis s’était retirée dans sa chambre. Comment imaginer que cette femme insipide ait pu peindre toutes les toiles qui décorent l’appartement ? Vic ne se souvient pas l’avoir jamais vue un pinceau à la main. Les toiles ? Des vestiges d’un autre âge. Petite, elle avait de l’admiration pour sa mère. Elle aussi voulait peindre. Mais elle a renoncé. À quoi bon, pour tout abandonner au mariage ? La vanité de la vie la serre à la gorge depuis trop longtemps.
Filent les arbres sous les yeux, filent les jours. Qui les file, ces jours, et à quand le dernier ? Le dernier. Son cœur se serre brusquement. Elle cesse de respirer. Ce fil où tient la vie, ce fil de rien qui nous préserve du néant, on le casse quand on veut, comme on veut. On est libre. On est mort. Quel vertige… Mort.
Mort, comme son chat, sans bruit, cette nuit. Son chat. Son Ramin’… Perdu pour toujours. Elle croit le voir, elle croit l’entendre. Ça lui fait mal derrière les paupières. Envie de pleurer. Mort, comme Victoire, la grand-mère à qui elle doit son nom, qui a dû crier pouce devant la mort après des mois de lutte sur un lit d’hôpital. La laide, qui était si belle dans les albums de souvenirs, et qu’elle aimait tellement.
Vic lève les yeux. Le garçon sur le siège en face d’elle la regarde. Il rougit et baisse les yeux sur son livre. Hollandais sûrement. Beau comme un héros des « Signes de Piste » avec ses yeux vifs et ses cheveux clairs. Si Line était là, elle en serait folle. Les garçons, c’est toute sa vie. Et Line, c’est toute la vie de Vic. Mais elle ne le sait pas. Line n’aime qu’elle-même et Vic n’aime que Line. Vic ne parle pas aux garçons, ne flirte pas, ne danse jamais. Line le fait pour elle, Line l’escamote. Vic n’existe pas. N’existe pour personne.
Revue de presse
Dans la Revue Générale
Plus noires que bleues, ces cinq nouvelles d’Isabelle Fable… D’un noir cinglant qui griffe la page comme une aile d’oiseau de proie dans le ciel, laissant, par grâce, un sillage bleu derrière elle. D’une écriture vive, sertie d’images fortes et originales, de jeux verbaux amers, cyniques parfois mais mordants et qui font mouche à chaque coup, ces petites fugues en chagrin mineur nous font connaître et partager le sort de quelques victimes de notre temps, notre « temps du mépris », selon l’expression mémorable de Malraux qui demeure hélas ! d’une navrante actualité.
Une poignée de mineurs, enfermés au fond de la fosse, frappés soudain par un coup de poussier et plongés dans une obscurité atroce ; une jeune femme condamnée par la médecine, qui refuse les traitements et qui veut profiter intensément des derniers mois de son existence ; un garçon, lui aussi atteint par un mal redoutable, et qui s’évade par la magie d’un petit avion de papier et passe ainsi des bleus à l’âme à l’âme en bleu ; une femme, dans le métro, enfouie complètement dans sa burka, murée dans un silence qui semble terrifiant et terriblement injuste pour celle qui la regarde ; une ado qui file en train vers Paris, la Seine et sa profondeur mortelle, fragile Antigone perdue dans un monde qui ne la comprend pas et la rejette…
Destins détournés du bonheur par la maladie, la fatalité, l’intolérance, l’indifférence, l’égoïsme des autres, des proches même, qui n’ont rien vu venir. Mais le noir de toutes ces épreuves n’est pas inéluctable. Une rencontre, une petite vie parallèle qui s’offre au détour d’un parc, une fiction anodine, un sourire complice, un verre de vin bleu que l’on va boire ensemble au bistrot du coin et tout s’efface. Provisoirement peut-être mais ne vaut-il pas mieux savourer une heure lumineuse, de temps à autre, que subir des jours gris, à perte de vie ?
L’amour peut-il sauver une âme morte du naufrage ? Peut-il ramener à terre un être noyé de solitude ? La réponse de l’acteur Vincent Cassel à cette question du même ordre : Croyez-vous à la métamorphose par amour ? Oui, même si on n’échappe pas à ce qu’on est…
Michel Ducobu
Dans la revue Reflets Wallonie-Bruxelles
Noire ou bleue, la vie ? En fermant le livre, on aurait tendance à dire : noire. Et pourtant, il y a des moments, même dans la vie des déshérités…Tenez, dans la première de ces nouvelles, cette jeune fille à qui l’on assigne un reste de vie de trois mois, et qui soudain découvre l’amour, de façon on ne peut plus inattendue, dans les bras d’un vagabond. Et puis, la dernière nouvelle, qui se termine par une sorte d’apothéose : Voilà. Vic est morte. Je m’appelle Victoire et je veux bien prendre un verre avec toi ! Mais juste un verre. Après… je verrai. Ces deux derniers mots, Je verrai, renferment toute une philosophie : je verrai, c’est-à-dire je verrai, je réfléchirai, même si tout semble contre moi. Car il est des périodes où, sans trop croire aux destinées fatales, tout semble se mettre contre nous, et les nuages noirs s’accumulent. Mais c’est ce jour-là, précisément, le soir de ce jour-là, que nous est donné brusquement, sous la forêt d’automne, le rire-cristal d’un enfant-jadis. Isabelle Fable me paraît un fort bon témoin de cette philosophie, et son livre, un de ces livres dont nous avons besoin, pour continuer de vivre. Tout cela dans un style simple, sans prétention, mais juste et sans boursouflures. Cela non plus, ce n’est pas si facile.
Joseph Bodson