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Étangs noirs

Nouvelle écrite en 2006

Publiée en 2007 dans le livre des lauréats du concours de la Maison de la Francité intitulé Le pays de mes rêves (Peut-être encore disponible à la Maison de la Francité, au prix de 5 € ?)

Publiée dans le recueil Noire ou bleue ? aux éditions Audace (2013)

Prix du Parlement francophone bruxellois = Premier Prix

Une femme dans le métro. En face d’elle, une autre femme, voilée de la tête aux pieds, même les yeux et les mains sont invisibles. Une forteresse de tissu noir, imprenable, à laquelle elle tente de sourire. Pas facile, de sourire à un tissu. Confrontation muette. La première se pose des questions. Des questions de femme. Qui est-elle ? Que pense-t-elle ? Pense-t-elle ? Peut-elle être heureuse ?
Tout bascule quand le contrôleur vient vérifier les billets…

Présentation

Écrite pour répondre au thème du concours de la Maison de la Francité : « Le pays de mes rêves ».
Première sur 400 candidats dans la catégorie adultes.

Prix du Parlement francophone bruxellois

Lors de l’annonce des résultats, on commençait par les nouvelles les moins primées. À chaque annonce, l’émotion montait : était-ce bon ou mauvais signe pour mon texte ? Et finalement, c’est lui qui a été jugé le meilleur. Je n’aurais pas osé l’espérer, car ce texte risquait de me faire voir comme hérissée de préjugés. J’ai donc été heureuse de le voir compris et apprécié à travers cet exemple extrême.

Une femme a été violentée, on ignore par qui, pourquoi et dans quelles circonstances. Mais, dans son cas, c’est occulté, tout à fait invisible, car la femme est totalement voilée, et nul ne peut soupçonner la souffrance qui se cache sous ces voiles.

Il s’agit de dénoncer les violences faites aux femmes, partout dans le monde et dans toutes les sociétés, parfois à l’insu de tous, parfois dans l’indifférence générale, ou avec l’assentiment de ceux qui savent. Violences physiques ou morales, évidentes ou cachées – à éradiquer au plus tôt.

Il s’agit d’un rêve de liberté et de respect pour tous et toutes. On en est loin.

Préface de Serge Moureaux, Président :

Le pays rêvé n’est pour personne la haine de l’autre, le refus du partage, le rejet de la différence. Il s’identifie sans effort à celui de Martin Luther KING ou de Charlie CHAPLIN à la fin du film ’Le grand dictateur’.
En ce sens, le concours a montré l’attachement à notre langue et aux valeurs dont celle-ci entend être porteuse. Et à travers toutes les contributions, il a illustré un refus de l’intolérance.

Extrait

Sous cette pyramide souple, sous cette prison mobile, une femme est murée vive, dont personne ne peut rien connaître et qui ne voit du monde qu’un échantillon grillagé.
Tant de noir, d’étangs noirs, tant de vase gluante, puante, d’algues mortifères la tenant prisonnière. Des temps noirs. Au nom de quoi ? Au nom de quoi l’empêche-t-on de voir, d’être vue ? De parler, de rire ? De vivre ? De vivre. Je ne peux rien pour elle. C’est leur loi. La loi des mâles.

Voiles noirs, voiles noires qui voguent sur l’étang de l’obscurantisme éclatant. Le soleil brille pour tout le monde, le vent rafraîchit toutes les joues, même au bord des étangs noirs. Mais pas pour elle.

Que peut penser cette femme ? Si prisonnière soit-elle, il doit bien lui rester un brin d’espoir, une plume de liberté sous l’éteignoir ? Que pense-t-elle en me voyant libre en face d’elle ? Je la plains de tout mon cœur de femme. Et elle ? M’envie-t-elle ? Me méprise-t-elle ? Me plaint-elle ?
Elle est seule, c’est étonnant. Pas de garde-chiourme pour préserver sa vertu séculaire. Pas d’homme.
Le tissu suffit-il à la garder ? Une robe noire, comme celle qui préservait la religieuse, comme celle qui préservait le curé de la tentation de chair. De la tentation de vie…

Est-elle heureuse ? Ce mot a-t-il un sens pour elle ? Flamme de vie qui circule sous un éteignoir de tissu noir. Quel avenir ? Quel présent ? De quoi rêve-t-elle ? Rêve-t-elle, d’ailleurs ? Sûrement. La nuit. Dans la liberté du sommeil, que rien ni personne ne peut lui ravir. Où les désirs volent en liberté. Où il n’y a pas de mal. Où il n’y a que la vie. Où elle peut danser dans le soleil, se faire caresser par la brise, chanter, danser, regarder, se rouler dans l’herbe ou dans la neige ou dans la boue si ça lui chante. Un monde où il est permis de vivre et de rêver.

Où il est permis d’aimer, d’être aimé, sans entraves, sans lois étriquantes, sans étiquette et sans cachet. Je l’imagine se dévoilant le visage, j’imagine son regard découvrant la beauté d’un monde sans grilles, sans gris, sans noir. D’un monde où le sang noir du péché qui nous colle à l’âme, nous coagule à mort, se remet à couler, vif et rouge. Un monde d’amour et de joie sans limite.

Elle dévoilerait son visage, ses yeux sombres et lumineux, qui sont sûrement très beaux, mais réservés au tissu et sans doute à un homme, son maître.
Elle déroulerait ses cheveux, tressés, nattés, prisonniers de rubans et de pinces, et ils tomberaient en vagues souples sur son dos, ondoieraient sur ses épaules et ce serait beau.
Elle déganterait ses mains, qui pourraient jouir de la douceur de l’air, de la douceur du skaï orange de la banquette, de la fraîcheur de la vitre griffée. Ses mains, qui pourraient se joindre et connaître le bonheur de la peau.
Elle montrerait sa bouche, ses lèvres tendres, ses dents, elle sourirait et on la verrait sourire. Car peut-être elle sourit sous ses tissus, mais pour qui ?
Elle montrerait ses bras, ses épaules, ses jambes…

Je rêve d’un monde où le corps aurait droit de cité. Le droit d’être beau sans être vicieux, sans être exploité. D’être vieux et moche sans devoir être caché ou corrigé. Où le corps aurait le droit de vivre tel qu’il est, ni plus ni moins. Où le corps de chacun lui appartiendrait, à lui et à lui seul.

Je rêve d’un monde de respect et d’amour. Fragile esquif sur l’étang noir de la réalité, on en est loin. J’ouvre les yeux.

Je cherche à percer l’écran de tissu qui me fait face et me regarde. Car je sais qu’elle me regarde. J’esquisse un sourire. Pas facile de sourire à un tissu. Je la rêve. Je lui donne un nom, un âge, un visage. Jeune, toute jeune, fraîchement mariée. Heureuse ? Pas certain. A-t-elle choisi ? Pas certain. A-t-elle des enfants ? En veut-elle ? A-t-elle le droit de choisir ? Pas certain. Donnons-lui cette chance. Je scrute le masque anonyme. Le mur de toile. C’est très frustrant de ne pas voir le visage de quelqu’un. Il perd son identité d’humain. Ce n’est même pas une statue, car une statue a un visage, un regard de pierre ou de bronze, un regard qui l’habille d’humanité.

Revue de presse

Se référer à la revue de presse du recueil Noire ou bleue ?.