Fraise et violette
Nouvelle écrite en 2003
Publiée par M.E.O. en 2024 dans le recueil Ainsi va la vie, ainsi va la mort
Un vernissage, un artiste imbu de sa personne, qui parade au milieu de ses admirateurs et admiratrices. Parmi eux, une femme belle à couper le souffle, avec une chevelure d’une couleur étonnante. Ambre, pêche, champagne… ? Impossible de mettre un nom sur ce ton. Et ces chaussures ! Une blanche, une noire. Pourquoi ? Le peintre s’approche.
Présentation
Jeu de chat et souris sur fond de séduction et de revanche, entre un peintre renommé et une femme dont il ferait bien son modèle et son égérie.
Quant à savoir ce qu’elle a dans la tête, c’est autre chose ! Il devrait se méfier.
Extrait
On ne voyait qu’elle dans la foule qui se pressait au vernissage. Ondoyant d’un tableau à l’autre, belle à couper le souffle. Vêtue de soie des épaules aux chevilles, drapée d’une écharpe fluide dont le noir tranchait sur sa chevelure comme la nuit sur la lune. Étonnante, la couleur de la chevelure. Ni rousse ni dorée. Ni blonde cependant. Saumon ? Ambre, pêche, champagne… ? Simon la regardait, incapable de mettre un nom sur ce ton. Il s’en irritait. Pour un peintre de sa renommée… Ravissant en tout cas. Pourrait-il le faire naître sur sa palette ?
Il ne l’avait pas vue entrer, occupé à tenir en haleine la grappe d’admirateurs agglutinés à ses basques. Rançon des vernissages réussis, se farcir un lot de perruches bariolées, de perroquets bavards prétendant en savoir plus que lui sur ses toiles !
Tout en lançant quelques onomatopées polies aux jacasseurs qui l’entouraient, il observait la femme, qui passait en revue ses toiles. La classe, tenue raffinée, lunettes ovales d’un noir profond. Elle ferait un modèle épatant. Elle n’était pas accompagnée, et ne répondait aux approches de l’un ou l’autre que par un sourire énigmatique. Il était clair qu’elle n’avait pas envie d’être abordée. Mais lui, avait un avantage considérable sur les autres : il était le héros de la soirée, le propriétaire et l’auteur de ces toiles qu’elle admirait.
Ôtant ses lunettes, elle posa soudain son regard sur lui. Il se sentit harponné. Et la toisa de haut en bas et de bas en haut, comme font les hommes pour déstabiliser une femme qui les impressionne. Mais quand ses yeux remontèrent, il surprit ceux de la femme posés avec impudence sur le centre de son anatomie.
Ce devait être une femme à hommes. Une de ces femmes qui prennent les hommes pour des pantins. Belle comme le jour, élégante en diable avec ce triple rang de perles qui lui descendait jusqu’au nombril. La perle va tellement bien aux femmes. Née de la mer, rondeur, saveur, douceur… L’agacement d’un grain de sable concrétisé en perfection par l’huître, métamorphose de la souffrance en beauté, par une bête qui ne ressemble à rien.
Elle le regarde avec insistance. C’est un appel, il ne s’y trompe pas. C’est qu’il s’y connaît en femmes. Aucune ne lui résiste. Aucune ne lui a jamais résisté. Il est beau, il a du talent, du bagout, de l’audace. Du charme. Et ce qu’il faut de savoir-faire pour leur faire croire qu’elles sont irrésistibles. Les femmes, il les adore… Nombril du monde, source du monde, source de toute inspiration… Il s’en nourrit, il s’en délecte, il les dévore.
L’inconnue s’avance vers lui, d’un pas glissé sur le parquet ciré. Elle porte des escarpins très découpés, qui laissent voir de jolis orteils aux ongles nacrés. Des pieds de nymphe. Mais ce ne sont pas les pieds que Simon regarde avec stupéfaction, ce sont les chaussures. L’une est blanche, l’autre noire.
Plantant là ses interlocuteurs, il cueille deux coupes de champagne au passage et s’approche de la sirène aux cheveux chatoyants. Elle laisse venir, accepte le champagne et le porte à ses lèvres. Il sourit et, croyant inutile de se présenter, entame un monologue dégoulinant de satisfaction à propos de son œuvre. Elle déguste le champagne à petites lampées, sans un mot.
- Quel est votre nom ?
- Violente, murmure-t-elle d’une voix douce.
- Violente ?! Ce n’est pas un nom !
- C’est le mien.
- Pourquoi une chaussure blanche ?
- Pour la noce.
- Et la noire ? Pour l’enterrement ?!
- Exactement.
La femme, Violente, puisque c’est son nom, sourit d’un air entendu et pose la coupe vide sur un meuble. Tout un symbole : une fois l’homme épuisé, elle le pose ! Mais toute glaciale qu’elle soit, la sirène a le coup de foudre, elle est séduite, il le sent. La sensibilité d’un artiste, ça ne trompe pas. Un coup de foudre glacé, cela peut être amusant. Il en accepte le pari.
- Une autre coupe ?
- Pourquoi pas ?