Le vagabond de 33h33
Nouvelle écrite en 1993
Figurant dans le recueil Noire ou bleue ? aux éditions Audace (2013)
Une conversation qu’elle n’aurait pas dû entendre, surprise dans les couloirs de l’hôpital. Une conversation qui ne laisse aucun espoir. C’est l’horreur, à vingt ans.
Mais ces trois mois, ils sont à elle, et personne ne les lui prendra. Elle n’en perd pas une miette et va les vivre à sa façon, faisant fi de toute convention et de toute morale. Elle coupe les ponts, se recentre sur elle-même. C’est sa vie, elle veut la vivre, enfin.
Une distinction
Présentation
Vivre le présent, minute par minute, sans passé, sans avenir. Sans lien avec qui ou quoi que ce soit. Vivre seule cette période qui n’est qu’à elle.
Sa vie, on la partage avec un tas de gens. Sa mort, on la vit seul. Et personne ne peut nous en déposséder.
Pourtant, un étrange vagabond rencontré par hasard, qui parle des 33h33 qui lui restent à vivre, à lui, « parce que le temps est venu, tout simplement », va ouvrir à la jeune fille une voie inconnue.
Cette nouvelle est un hymne à la vie, la vraie vie, élaguée de ses scories. Elle manifeste que, autant la peur est mortifère, autant l’amour ouvre des voies insoupçonnées.
Extrait
Je ressors en soirée. Il fait sombre, sinistre. Pour ne pas dire macabre. Le parc affiche en ce moment des allures rébarbatives du style coupe-gorge. Je suis au-delà de la peur. Je n'éprouve plus de sentiments. C'est peut-être cela, mourir. Je marche entre les ombres des taillis en écoutant mon pas sur le gravier et ma respiration, cette merveille qui me tient en vie depuis plus de vingt ans, suspendue à la mort.
Tout à coup, je l'aperçois. Tapi sous un buisson, mon vagabond, roulé en boule, la tête sur ses bras repliés. Il somnole.
- Qu'est-ce que vous faites là ?
Il se dresse d'un bond et son air d'animal aux abois me fait mal.
- La police ne vous a pas arrêté ?
- Je ne suis pas un criminel. Je ne veux pas aller en prison.
- Vous auriez chaud au moins.
- J'aime mieux froid et libre.
- C’est encore mieux chaud et libre.
Ce regard qu'il lève sur moi. Une sirène passe sur le boulevard. Je lis la peur dans ses yeux. Je suis toujours pour le petit, le faible, la victime. Amorce d'instinct maternel sans doute. Sans réfléchir, je lui propose :
- Je peux vous héberger pour la nuit si vous voulez ?
Il me regarde comme si j'étais folle :
- Vous ne me connaissez pas !
- Moi non plus, vous ne me connaissez pas !
- Ce n'est pas la même chose.
Cela peut paraître étrange mais je ne raisonne plus en termes de bienséance, de peur ou de danger. Ces futilités ont été balayées par le seul conflit entre les deux pôles qui se déchirent ma personne. La mort et la vie, entre lesquelles j'oscille comme une perle sur un fil.
- J'habite tout près. Vous avez faim ?
- Un peu.
***
Je le regarde s'attabler les yeux brillants devant le repas improvisé que je lui ai fourni. À la façon dont il essaie de ne pas se jeter sur la nourriture, je devine qu'il a de l'éducation. Je lui pose quelques questions. Il répond très évasivement.
- Mon nom ? Quand on vit seul depuis si longtemps, on n'a plus besoin de nom.
- Vous venez d'où ?
- Mon pays m'a renié. Je n'ai plus de pays.
- Pourquoi ? Qu'est-ce que vous faisiez ?
Manifestement, il n'a pas envie d'en parler. Il mange sans marquer d'arrêt, toujours engoncé dans sa veste râpée comme s'il craignait un départ précipité. Je décide qu'il devait être chaman et vivre dans la montagne, en conflit avec un quelconque tyran. Puisqu'il ne se raconte pas, je suis libre de l'inventer.
- Qu'est-ce qui vous ferait plaisir ?
- Une douche ? fait-il en me coulant un regard gêné.
- Facile, dis-je en me levant pour lui indiquer le chemin. Vous me donnerez vos vêtements. Je les laverai.
Revue de presse
Se référer à la revue de presse du recueil Noire ou bleue ?.