Cauchemar
Écrit en 1991
Publié dans le recueil Clair d’étoiles (mini-édition personnelle, épuisée) en 2011
Conte à réfléchir
Une inquiétante plongée dans un monde fangeux, où l’on se voit doté d’appendices appartenant normalement au règne des insectes, où la vie se transforme sans cesse en une mouvance étrange, où l’on n’est plus sûr de rien, surtout pas d’être soi…
Être ou ne pas être, l’éternelle question. Et pour combien de temps ? Un cauchemar qui donne à réfléchir.
Abîme de l’inconscient… qui en sait peut-être plus que nous ?
La vie passe à travers les individus et se nourrit d’eux, indéfiniment.
Elle est le fil qui relie tout.
Conte plusieurs fois primé
Présentation
S’éveiller, et ne plus rien savoir de ce qu’on est, ne plus rien comprendre, rien reconnaître, la tête emplie de vent et de brouillard. Ne plus arriver à bouger, mais ressentir des choses en soi, comme si quelque chose voulait sortir ! Et avoir peur.
Peur de savoir.
Et puis se voir changer, encore et encore, et ne plus rien comprendre du tout à ce qui arrive.
Extrait
J'ai pris conscience dans la mélasse. Dans une épaisse obscurité piquetée de points durs, denses, âpres comme des grains de sucre, qui me vrillent les neurones et me collent au cerveau. Avec l'horrible sensation d'être l'obscurité. La tête vide, sonnant comme un tonneau percé où il subsiste encore un écœurant parfum de fleur fanée. Je n’arrive pas à enfiler deux bribes de pensée sur la brindille de ma mémoire.
Je suis. Je sais que je suis. Mais qui ? Mais quoi ? Dans ma tête, il n'y a que du vent. Du brouillard. Du coton noir qui vole et colle et coule à l'infini à donner le vertige. Et se fige. Et se figue ? Et se figure qu’il va pouvoir bouger ? Folie.
Crier. Remuer. Étirer mes membres. Si j'en ai. Retrouver quelque chose. Une image, un souvenir, un reflet… Repêcher quelque chose. Même vague, même fugace, même fuyant comme un poisson qui glisse entre deux eaux. Quelque chose. Rien n'est plus horrible que n'être rien et se voir englouti dans ce rien.
Des choses s'agitent en moi. Petites, rugueuses, velues. Des embryons de pattes cherchent à me percer les flancs. Je les devine plutôt que je ne les sens. J’ai peur. Je ne vois rien. Ai-je seulement des yeux ?
Bulbes gélatineux qui gonflent et se dilatent. Écarlates. Ce sont mes yeux ! Enfin, je vais voir. Une clarté bizarre s’étend, diffuse, oscillante, morcelée. Des bribes de couleur, des tranches de matière dansent en rond dans le pudding de ma mémoire. Vibrations de Renoir, éclats de Pissarro…
Ma vision se précise. Devant moi, une paroi claire, immense. Il en émane comme une moiteur, qui m’attire et m'effraie. Une curieuse envie de la lécher me prend. La lécher ?! Ai-je seulement une langue ? Cette chose dans ma bouche ne me fait pas l'effet d'une langue. Ai-je seulement une bouche ? Je veux l'ouvrir en grand. Je n’arrive pas à respirer. Aspirer un filet de cet air que je sens peser sur moi comme un film de plastique. Mais rien ne s'ouvre. Je suffoque et j’étouffe.
Quelque chose en moi veut… veut… veut quoi ? Sortir, exploser, être. Et ça me terrifie. Si cela arrive, je saurai. Et je ne veux pas savoir. Je préfère encore replonger dans le noir. Quelle tension. Quelle tentation. Lécher. Marcher. Voler. Voler ?! Je lutte, je ne veux pas. Mais ça pousse, je vais exploser, je…